Tunisie: « Les législatives ont trahi Ennahdha », selon Kais Saied

15 novembre 2014

Tunisie: « Les législatives ont trahi Ennahdha », selon Kais Saied

La transition démocratique est en voie de finalisation en Tunisie. Les législatives du 26 octobre dernier ont donné leur verdict avec la victoire du parti Nidaa Tounes. Dans moins de 9 jours, les Tunisiens doivent rejoindre les bureaux de vote pour choisir leur président. Pour vous donner la température de la situation politique en Tunisie et analyser le nouveau paysage après les législatives et avant la présidentielle, j’ai rencontré le professeur en droit constitutionnel, Kais Saïed. Devenu un personnage incontournable en Tunisie, Saied, sincère, direct et convaincant, ne cesse de jouir d’une aura qui va crescendo, et d’une bonne réputation auprès des Tunisiens. Récit d’un expert qui donne sa vision des choses sans langue de bois.

k said
A la Faculté des sciences juridiques de Tunis: Une rencontre franche avec l’Expert Kais Saied. Photo/Ala Mejri

Comment jugez-vous le nouveau paysage post-législatif ?

C’est pratiquement le même paysage qui a commencé à se dessiner dès les premières semaines qui ont suivi le 14 Janvier 2014. Après ce jour mémorable, les problèmes socio économiques, les revendications des jeunes pour la liberté et la dignité ont été vite oubliées pour céder la place à des problèmes qui n’ont jamais été posés. C’est l’élite qui a mis la main sur ce mouvement populaire et spontanée et qui a précisé ses propres revendications.

Aujourd’hui, les élections législatives ont été organisées sur la base de la nouvelle Constitution, avec le même esprit que celui de 2011. Mais, les résultats ont été autres que ceux de 2011. Il faut signaler qu’une grande partie de la population n’a pas participé à ce scrutin. Pratiquement les 2/3 ont boycotté ces élections. En suite, le choix qui a été fait par la majorité n’était pas un choix pour un projet, pour une liste ou pour un parti. C’était plutôt un choix contre un parti ou une tendance.

C’était le vote qui a été présenté comme utile, mais c’était plutôt un vote sanction. D’ailleurs l’étude devrait être faite sur le moyen d’âge des électeurs et des électrices. Ceux qui sont âgés de plus de 40 ans ont participé à ces élections, et ce, pour une certaine nostalgie du passé, certains d’autres recherchaient un retour en arrière, à la jeunesse sous le régime de Bourguiba. D’autres ont voté contre cette première tendance. Donc c’est toujours cette division qui ne traduit pas réellement les choix des Tunisiens vu que tout a été faussé par cette division. Tout a été orienté vers l’option : Choisir entre Ennahdha et Nidaa. Avec ou contre moi…. Tout a été faussé depuis 2011. Les résultats sont-ils représentatifs ? Je crois que la réponse est négative.

kais saied photo
Toujours sollicité à chaque fois qu’une importante décision politique est prise, le juriste a toujours son mot à dire/ photo: Ala Mejri

Vous ne trouvez pas que ce scrutin a révélé des lacunes qui confirment que le choix des législatives avant la présidentielle est erroné ?

Non le problème est politique. C’est un problème de lecture des forces politiques en place. L’une des deux forces a tenu à ce que les élections législatives soient organisées avant la présidentielle parce qu’elle voyait ses chances plus importantes. Mais les urnes ont donné des résultats autres que ceux attendus. Ennahdha croyait qu’elle allait avoir la majorité et que le gouvernement sera issu de sa majorité, et cela aura des percussions sur la présidentielle. Les législatives ont trahi Ennahdha.

Certaines gens craignent Al Taghawal (hégémonie) si Beji Caid Essebsi (Président du parti gagnant) gagne le scrutin. Quel est votre avis sur ce sujet, tout en expliquant à nos lecteurs les répercussions du « Taghawel  » avec des exemples ?

« Al Taghawal », c’est la dominance d’un seul parti sur toutes les institutions de l’Etat. Je donne l’exemple de la Constitution de 1er juin 59 qui était une Constitution fondée sur le principe de séparation de pouvoir et il y avait des moyens de pression de part et d’autre. Mais cela ne dépassait pas le texte de la Constitution, car il y avait un seul parti et le chef du parti qui domine toutes les institutions. Si on arrive à cette situation, il ne suffit pas de créer une Constitution, il ne suffit pas de créer des moyens de contrôle, car toutes le règles vont être faussées, si un seul parti arrive à lui seul à dominer toutes les institutions. Cela est possible, aujourd’hui, surtout avec le jeu des alliances.
Si Nidaa dominera les législatives, le gouvernement sera issu de cette majorité avec un président du parti qui sera élu président de la république, il peut y avoir une mainmise de ce parti sur toutes les institutions de l’Etat. Certes, il y a toujours une opposition au sein de l’assemblée mais que pourra-t-elle faire ?

Mais si le verdict des élections donnera un autre candidat qu’Essebsi, ce futur président pourra-t-il cohabiter avec une majorité qui n’est pas la sienne ?

marzouki et BCE
Selon Kais Saied, le choix des Tunisiens sera fait entre ces deux candidats: Beji Caied Essebsi ( à gauche) et le Président provisoire de la République, Moncef Marzoki ( à droite).

Possible, mais un chef d’Etat qui ne sera pas issu de la même majorité que peut-il faire, si par exemple, dans un conseil de ministre, il a, à sa droite, un président de conseil qui lui est hostile, à sa gauche un ministre de la Justice et de l’Intérieur hostiles également.

Aujourd’hui, les deux grandes formations politiques ont un problème existentiel, chacun refuse l’existence de l’autre, malgré les discours et les apparences. Ce sont des rapports entre deux pôles ou deux forces qui n’arrivent pas réellement à coexister.

C’est vrai, tout peut fonctionner si l’on respecte la Constitution et l’on dépasse le problème existentiel. En France, la cohabitation entre Chirac et Mitterrand n’était pas facile. Je cite la célèbre phrase de Mitterrand : Il y a la Constitution, toute la Constitution rien que la Constituon. Mais en Tunisie, le problème n’est pas constitutionnel, il est essentiellement politique.

Donc, les Tunisiens doivent choisir entre Al Taghawel et blocage ?

Oui, c’est le choix de nos politiques avec une Constitution faite sur mesure, en se basant sur les résultats des élections de 2011. Le choix était fait comme un habit pour les forces dominantes. Cela fait que le fonctionnement des instituions pourrait être bloqué par l’existence des deux forces à la Kasbah (siège du gouvernement) et Carthage (siège de la présidence) qui n’arriveraient pas à coexister.

Interview réalisée par Cheker Berhima 

Partagez

Commentaires